Agent commercial immobilier : quand le mandant franchit la ligne rouge
L’autonomie commerciale ne fait pas tout. Dans l’univers contractuel de l’agent immobilier indépendant, la loyauté est plus qu’un principe – c’est une ligne de partage entre confiance et rupture. Et lorsqu’un mandant franchit cette ligne, au point d’entraver activement l’activité de son agent, la jurisprudence n’hésite plus : elle sanctionne. C’est ce que rappelle la cour d’appel de Rennes dans une décision aussi classique dans ses attendus qu’éloquente dans les faits.
L’affaire
Une agence immobilière confie à une mandataire, par contrat du 19 novembre 2020, la gestion d’une agence secondaire, aux côtés d’un salarié. Après le départ de ce dernier, la mandataire reste seule à bord. Moins de deux ans plus tard, le 4 février 2022, elle adresse à l’agence une lettre de prise d’acte de la rupture du contrat, dénonçant plusieurs comportements fautifs du mandant.
Le 8 septembre 2022, elle assigne la société devant le tribunal de commerce de Saint-Nazaire, réclamant une indemnité compensatrice de rupture (13 866,66 €) ainsi que des dommages-intérêts pour préjudice moral. Déboutée sur l’ensemble de ses demandes par jugement du 29 novembre 2023, elle interjette appel.
De son côté, la société mandante forme des demandes reconventionnelles, notamment au titre d’un préavis non respecté, et sollicite des dommages-intérêts.
La solution
La cour d’appel de Rennes infirme partiellement le jugement.
Elle rappelle les principes applicables à la d’un contrat d’agent commercial :
- « En application des articles L. 134-12 et L.134-13 2° du code de commerce, l’agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi en cas de cessation de ses relations avec le mandant, laquelle n’est pas due lorsque la cessation du contrat résulte de son initiative, à moins que cette cessation à son initiative ne soit justifiée par des circonstances imputables au mandant.
- Lorsque la cessation du contrat résulte de l’initiative de l’agent et qu’elle est justifiée par des circonstances imputables au mandant, la réparation prévue à l’art. L. 134-12 demeure due à l’agent, quand bien même celui-ci aurait commis une faute grave dans l’exécution du contrat.
- Il appartient à l’agent de prouver que la cessation du contrat était justifiée par des circonstances imputables au mandant. Cette preuve peut être rapportée par tous moyens. »
Au cas d’espèce, deux griefs sont retenus à l’encontre du mandant :
- Un comportement de concurrence déloyale, établi par une attestation circonstanciée : la dirigeante avait fait distribuer ses propres flyers dans une résidence où l’agent était passée la veille, recouvrant ainsi son travail de prospection directe.
- Un « stratagème » d’achat déguisé, dénoncé par l’agent et corroboré par plusieurs éléments : le mandant a tenté d’acquérir un bien pour lequel l’agent détenait un mandat, en signant une offre sous son nom de femme mariée, conduisant la venderesse à se rétracter au motif d’un défaut de transparence. La cour y voit une violation directe de l’article 1596 du code civil, mais surtout, une atteinte à la loyauté fondamentale du mandat.
Ces deux faits, à eux seuls, justifient que la prise d’acte produise les effets d’un licenciement aux torts du mandant. La cour accorde en conséquence à l’agent une indemnité compensatrice conforme aux usages. Elle rejette en revanche les demandes au titre du préjudice moral, faute de preuve suffisante, ainsi que l’ensemble des prétentions reconventionnelles de l’agence, notamment sur le préavis.
En pratique
Dans une relation mandant/agent, tout n’est pas permis – y compris pour celui qui détient la structure, l’enseigne ou les clés des logiciels.
Cette décision met en lumière, de manière particulièrement concrète, les limites de ce que peut faire un dirigeant face à un agent commercial autonome : – se substituer à lui dans une opération de prospection, c’est nuire à son mandat ; – interférer dans un mandat de vente en jouant double jeu, c’est trahir la finalité même du lien contractuel.
Pour les agents commerciaux, le message est clair : la prise d’acte peut être un outil efficace à condition de documenter solidement les griefs, avec des éléments datés, circonstanciés, crédibles.
Pour les agents immobiliers, cette affaire rappelle que leur responsabilité ne se limite pas à leurs actes visibles : tout comportement équivoque dans la gestion interne d’un réseau ou d’une agence secondaire peut être requalifié en manquement grave.
Et pour les mandants employant des agents commerciaux soumis à la loi Hoguet, il faut garder à l’esprit que l’indépendance contractuelle n’est pas un blanc-seing : dès lors que l’on crée un lien de coopération stable, le devoir de loyauté devient une exigence impérieuse. Il en va de la survie du lien… et de son coût en cas de rupture.