Le CGP à l’épreuve de l’indépendance : du devoir de vigilance à la manœuvre dolosive

Le conseiller en gestion de patrimoine est soumis à des règles de déontologie — mais celles-ci varient selon ses statuts : CIF, courtier, IOBSP, agent immobilier… Il n’existe pas, à ce jour, de code commun applicable à l’ensemble de la profession. Ce morcellement ne signifie pas absence de normes, mais il en résulte une fragmentation des exigences et une certaine hétérogénéité dans leur appropriation.

Dans les situations les plus graves, ce sont les principes du droit commun — devoir de loyauté, obligation de conseil, interdiction du dol — qui prennent le relais. Et la jurisprudence joue alors un rôle structurant : elle ne sanctionne pas seulement, elle révèle ce que l’on aurait dû faire.

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Versailles le 8 juillet 2025 en est une parfaite illustration.

L’affaire

En 2014, un couple de retraités est sollicité à son domicile par un conseiller en gestion de patrimoine, accompagné de son père. Quelques jours plus tôt, les investisseurs avaient assisté à une conférence privée au cours de laquelle le produit avait été présenté comme une solution d’investissement optimisée, assortie d’un rendement annuel de 6 %. L’échange se prolonge lors d’un déjeuner, au terme duquel ils signent la souscription de 562 parts dans une société civile, sur recommandation du CGP.

Ils reçoivent des documents promotionnels, un mandat de recherche, une fiche client, et un formulaire de « refus de conseil personnalisé », qui vise à exclure toute analyse patrimoniale. Mais aucune alternative sérieuse ne leur est proposée. Les versements escomptés ne prennent pas la forme de dividendes, mais de prêts en compte courant d’associé, masquant l’absence de rentabilité réelle. L’un des supports d’investissement s’avérera être la société Dolphin Trust, structure frauduleuse de type Ponzi, objet de poursuites internationales.

En 2021, le CGP leur adresse un courrier alarmant sur la situation financière de la société cible. C’est à cette occasion qu’ils découvrent la chute de la valeur de leurs parts, les montages opaques utilisés et les conflits d’intérêts potentiels. Entre-temps, l’Autorité des marchés financiers avait engagé une procédure à l’encontre du dirigeant de la société cible, et sanctionné en 2023 sa gestion pour absence de procédure fiable de valorisation des actifs.

Les investisseurs saisissent alors la juridiction consulaire en 2023 pour obtenir l’annulation de la souscription. Le tribunal rejette la nullité mais alloue une indemnisation partielle. La cour d’appel est saisie.

La solution

La cour d’appel de Versailles infirme le jugement de première instance et reconnaît l’existence d’un dol.

Elle commence par rappeler les principes :

  • « L’article 1116 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, dispose que le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manœuvres pratiquées par l’une des parties sont telles, qu’il est évident que, sans ces manœuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté ; qu’il ne se présume pas et doit être prouvé. »

Sur la prescription, la cour énonce :

  • « Le dommage invoqué […] ne s’est réalisé qu’en décembre 2021, lorsqu’ils ont appris la chute brutale de la valeur de leurs parts sociales. Leur action, introduite en 2023, est donc recevable tant en ce qu’elle est fondée sur un dol ou une erreur que sur des manquements de la société [le CGP] à son devoir de conseil. »

Elle retient ensuite plusieurs éléments décisifs :

  • Le CGP a organisé la présentation du produit à domicile, en présence du représentant de la société cible ;

  • Il a fait signer une fiche technique biaisée, présentée comme informative mais destinée à induire un engagement ;

  • Il a utilisé un document de « refus de conseil » sans portée juridique réelle, visant à neutraliser toute exigence de mise en garde.

Et surtout, la cour affirme :

  • « Le fait pour le conseiller en gestion de patrimoine d’avoir démarché ses clients à domicile en présence d’un mandataire de la société dans laquelle il proposait à ses clients d’investir constitue une manœuvre dolosive. »

La collusion entre les deux intervenants est corroborée par les relations d’affaires antérieures entre le CGP et son père, tous deux associés dans diverses structures d’intermédiation. Ces éléments, non divulgués aux investisseurs, révèlent une coordination dissimulée.

Enfin, les sanctions infligées par l’AMF viennent confirmer, a posteriori, le caractère infondé des promesses initiales :

  • « Ce constat accrédite la thèse selon laquelle les informations contenues dans la fiche technique signée […] étaient dépourvues de toute fiabilité. »

La nullité de la souscription est prononcée. Le remboursement du capital est ordonné. Une indemnisation forfaitaire pour privation de trésorerie vient compléter les mesures de restitution.

En pratique

Cet arrêt impose un rappel sans nuance : un CGP ne peut pas prétendre à l’indépendance du conseil tout en facilitant une présentation orchestrée à plusieurs voix. Démarcher à domicile, en présence du représentant du produit recommandé, revient à renoncer à la neutralité. Il ne s’agit plus d’un conseil : c’est une stratégie de placement conjointe.

Et lorsqu’il use de documents à double détente – fiche d’information présentée comme neutre mais visiblement engageante, « refus de conseil » invoqué pour se dégager de ses obligations – il ne sécurise pas son intervention. Il l’aggrave.

Ce que la jurisprudence trace ici, ce n’est pas seulement une sanction : c’est une exigence de structure. En l’absence de code déontologique universel, ce sont les principes généraux du droit civil — loyauté, devoir de mise en garde, exigence d’indépendance — qui viennent suppléer. Et la jurisprudence, arrêt après arrêt, dessine ainsi les contours d’un référentiel implicite, mais de plus en plus contraignant.

L’arrêt de Versailles fait œuvre de pédagogie : il ne se contente pas de pointer une faute, il illustre — par l’exemple — ce que devrait être une pratique loyale, informée, détachée. Il impose, en creux, l’image d’un professionnel rigoureux, lucide sur ses propres conflits d’intérêts, et structuré dans sa démarche.

Certaines professions réglementées — avocats, notaires, experts-comptables, mais aussi agents immobiliers — se sont dotées d’un socle déontologique explicite, partagé, opposable. Il n’est peut-être pas absurde que le conseil en gestion de patrimoine, aujourd’hui tributaire de logiques statutaires et associatives distinctes, s’interroge à son tour sur l’opportunité d’un cadre commun, à la fois lisible et protecteur.

* CA Versailles, ch. com. 3 2, 8 juil. 2025, n° 24/04067