Estimation et conflit d’intérêts

La confiance constitue le socle essentiel sur lequel se construit la relation entre l’agent immobilier et son mandant. Cette relation, strictement encadrée par le décret de déontologie du 28 août 2015, impose aux professionnels une vigilance permanente face aux conflits d’intérêts, d’autant que l’activité d’agent immobilier est une profession réglementée, soumise à des exigences particulièrement rigoureuses.
Pourtant, certains comportements manifestement contraires à ces exigences viennent parfois jeter l’opprobre sur l’ensemble d’une profession réglementée. C’est précisément une telle situation que vient sévèrement sanctionner la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 11 avril 2025 *.

L’affaire

Dans cette affaire, une agente immobilière est sollicitée par une mandante, âgée et vulnérable, venant d’hériter d’une propriété de sa mère récemment décédée. L’agente procède à une estimation du bien immobilier en proposant une fourchette de prix extraordinairement large : de 280 000 euros à 870 000 euros, sans fournir d’explications claires sur cette importante disparité.

Peu après cette estimation, l’agente manifeste son propre intérêt pour l’acquisition du bien immobilier. Elle formule initialement une offre verbale à 250 000 euros, prétendant justifier cette baisse par des travaux importants à réaliser, travaux pourtant non mentionnés dans son avis d’estimation initial. Sous pression, la mandante finit par rédiger un engagement manuscrit à vendre au prix légèrement supérieur de 280 000 euros, somme correspondant au montant plancher annoncé par l’agente dans son estimation initiale. Ce document, rédigé précipitamment sous l’impulsion du compagnon de l’agente — lui-même gestionnaire de patrimoine — présente même une contradiction entre les montants en chiffres et en lettres, ajoutant à l’ambiguïté du contexte.

Face au refus ultérieur de la mandante de vendre, l’agente immobilière tente alors judiciairement d’imposer la vente forcée, en invoquant l’engagement manuscrit signé, tout en réclamant des dommages-intérêts pour rupture abusive des négociations.

Le Tribunal judiciaire de Meaux, par jugement du 19 janvier 2023, déboute l’agente de sa demande d’exécution forcée, estimant que le consentement de l’époux de la mandante, nécessaire en raison de leur régime matrimonial, faisait défaut. Il lui accorde toutefois une indemnité de 1 000 euros pour rupture abusive des pourparlers. Le caractère sensible du dossier conduit le tribunal à ordonner la comparution personnelle des parties — mesure rare, qui souligne les incertitudes entourant le contexte de consentement.

La solution

La Cour d’appel de Paris confirme le refus de faire droit à la demande d’exécution forcée, tout en substituant aux motifs retenus par le Tribunal — fondés sur le droit commun des contrats — une analyse délibérément centrée sur les exigences déontologiques applicables aux agents immobiliers. Elle choisit ainsi de juger le comportement de l’agente à l’aune de la réglementation professionnelle qui encadre l’exercice de cette activité réglementée, et non plus seulement à la lumière des règles civiles de formation du contrat.

Elle commence par rappeler que :

  • « Selon les dispositions de l’article 9 Conflits d’intérêts du décret n° 2015-1090 du 28 août 2015 fixant les règles constituant le code de déontologie applicable à certaines personnes exerçant les activités de transaction et de gestion des immeubles : […] Elles s’obligent notamment […] à ne pas accepter d’évaluer un bien dans lequel elles possèdent ou envisagent d’acquérir des intérêts, sauf à en faire état dans un avis de valeur. »

Sur la demande de vente forcée, la Cour précise que :

  • « Les parties sont en désaccord sur la formalisation d’un mandat de vente dont la preuve n’est pas rapportée au dossier mais l’absence de mandant n’ayant d’autre conséquence que de rendre inapplicable la prohibition de se rendre acquéreur édictée par l’article 1596 du Code civil, il reste que [l’agente], professionnelle des ventes immobilières, au mépris de la prohibition de procéder à l’estimation d’un bien que le professionnel envisage d’acquérir posée par l’article 9 du décret […] a accepté d’évaluer un bien dont elle envisageait de se porter acquéreur sans en faire état dans l’avis de valeur, proposant […] une fourchette d’estimation difficilement crédible au regard de l’écart entre la valeur plancher, 280 K et la valeur haute, 870 K. »

La Cour poursuit :

  • « [L’agente] ne rapporte donc pas la preuve de l’accord de volontés dont elle se prévaut, lequel ne peut s’évincer d’un engagement de vendre dont les mentions du prix en chiffres et en lettres se contredisent : “280 000 euros (Deux cent quatre-vingt-dix euros)”, sans qu’une offre d’achat ne soit caractérisée. »

Et souligne que :

  • « Les circonstances de l’établissement de cet acte, rédigé au domicile de [la mandante], à la demande du conjoint de [l’agente] et en l’absence de celle-ci, alors que [la mandante], vulnérable par son âge […] ne disposait d’aucun élément crédible pour s’accorder sur le prix […] font la preuve que [l’agente] a privilégié son intérêt personnel […] ce dont elle n’a pas fait état dans l’avis de valeur. »

Enfin, la Cour conclut que :

  • « C’est donc à bon droit, dans un tel contexte, […] que [la mandante] a refusé de signer l’acte de vente, à défaut d’accord sur le prix. »
  • « [L’agente] ne saurait tirer parti d’un mandat apparent […] alors qu’elle ne démontre pas les circonstances qui l’auraient autorisée à ne pas vérifier les limites du pouvoir de [la mandante], dont elle savait qu’elle était mariée. »

Sur la demande indemnitaire, la Cour retient :

  • « Il vient d’être démontré que [l’agente] a agi de mauvaise foi en privilégiant ses intérêts personnels à ceux de sa mandante […] sans formuler d’offre d’achat écrite et en exigeant, en retour, […] un engagement de vente au prix le plus bas de son estimation, obtenu sous l’autorité et la pression du conjoint de [l’agente]. »
  • « [L’agente] ne saurait s’extraire de sa qualité de professionnelle […] alors qu’elle s’est servie du mandat […] pour obtenir […] l’engagement litigieux. »
  • « La mauvaise foi de [l’agente] est ainsi caractérisée par les circonstances qui viennent d’être décrites. Elle fonde le refus de vendre de [la mandante] alors que la démonstration a été faite que la déloyauté de [l’agente] s’est manifestée dès le début des relations contractuelles avec l’acceptation de l’estimation du bien alors qu’elle envisageait de l’acquérir. »

La Cour ajoute enfin :

  • « [L’agente] a trahi la confiance donnée par [la mandante] pour estimer la valeur de réalisation de son bien, en fixant un prix de base conforme à son intérêt personnel en vue d’acquérir le bien, en ne formalisant pas une offre de prix déterminée et en ayant recours à un tiers pour obtenir de sa mandante un engagement de vendre à un prix pour lequel [la mandante] ne disposait pas d’éléments de référence crédibles, cependant que [la mandante] établit avoir signé une promesse de vente le 11 octobre 2019 au prix substantiellement plus élevé de 360 000 euros qui fait la preuve, s’il en était besoin, du peu de crédibilité de l’estimation de l’appelante. »
  • « Fragilisés par leur âge, ils ont subi par le fait de l’attitude de [l’agente] une pression psychologique et un préjudice moral lié à la perte de confiance en leur mandataire et au sentiment que leurs intérêts ont été trahis. »

En conséquence, la Cour condamne l’agente à verser 15 000 euros de dommages-intérêts pour le préjudice moral ainsi caractérisé, ainsi que 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile — un montant inhabituellement élevé, qui marque une forme de sanction supplémentaire.

En pratique

Cet arrêt met en lumière l’importance décisive de la déontologie, qui constitue l’étalon de référence de la faute civile pour les professionnels de l’immobilier. Il souligne que les obligations déontologiques ne sont pas de simples recommandations, mais bien des obligations juridiques impératives destinées à protéger les clients et préserver l’intégrité de la profession.

De manière remarquable, cet arrêt sanctionne civilement des agissements qui auraient pu relever de qualifications pénales telles que l’abus de faiblesse prévu par l’article 223-15-2 du Code pénal. Ce texte protège spécifiquement les personnes vulnérables contre les actes visant à exploiter leur état de faiblesse à des fins personnelles ou financières. Ici, c’est le recours au corpus déontologique de la profession qui permet à la juridiction civile d’ériger ces manquements en véritable faute génératrice de responsabilité.

Les professionnels de l’immobilier doivent donc prendre conscience que le respect strict des règles déontologiques ne constitue pas seulement une garantie pour eux-mêmes, mais aussi et surtout une protection essentielle pour leurs mandants, permettant de préserver durablement la confiance nécessaire au bon exercice de cette profession réglementée.

Il faut également retenir de cette affaire une vigilance accrue dans la rédaction des avis de valeur : leur contenu engage, et toute approximation ou fourchette excessive pourra être perçue comme un biais intentionnel si elle coïncide avec un projet d’acquisition par l’agent lui-même. L’avis de valeur n’est pas un document anodin : il est, dans bien des cas, l’acte fondateur de la relation de confiance entre l’agent et son client.

En creux, cette décision illustre une évolution plus large du contentieux : le glissement d’une logique purement contractuelle vers une appréciation normative des comportements professionnels. Une illustration, s’il en fallait, que le droit des affaires immobilières n’est plus uniquement une affaire de contrats, mais aussi – et surtout – une affaire de conduite.

 

* CA Paris, pôle 4 ch. 1, 11 avr. 2025, n° 23/05304