Conseiller un produit atypique : l’exigence de rigueur du CGP à l’épreuve du contentieux Aristophil

L’affaire Aristophil n’a pas seulement défrayé la chronique.
Elle met clairement à l’épreuve les fondements de la responsabilité des conseillers en gestion de patrimoine.
Si la responsabilité première incombe à la société qui a diffusé un produit toxique à grande échelle, les actions aujourd’hui portées devant les juridictions civiles explorent un autre terrain : celui de la responsabilité parallèle – et alternative – des CGP, qui ont diffiusé le produit auprès de leurs clients investisseurs.

C’est dans ce contexte que la cour d’appel de Bordeaux a rendu, le 1er avril 2025 *, un arrêt éclairant.
Un arrêt parmi d’autres, certes, mais un arrêt qui contribue, à sa mesure, à mieux cerner les obligations du professionnel, et les exigences croissantes du juge envers les CGP.

L’affaire

Les investisseuses avaient souscrit, entre 2013 et 2014, plusieurs contrats auprès d’Aristophil, portant sur des parts de manuscrits en indivision. Ce type de placement promettait des rendements séduisants – jusqu’à 8 % par an – adossés à une promesse de rachat à terme. Mais lorsque la société Aristophil a été placée en liquidation judiciaire en 2015, l’illusion s’est effondrée. Les produits se sont révélés illiquides, surévalués, et dépourvus de réelle contrepartie.

Les investisseuses se sont donc retournées contre ceux qui avaient recommandé le placement : en l’espèce, un CGP.
L’une d’elles n’avait pas de lien direct avec ce cabinet ; ses demandes ont été écartées faute de preuve d’un mandat ou d’un conseil.
Mais l’autre bénéficiait bien de l’accompagnement du CGP, ce qui justifiait un examen au fond.

En première instance, le tribunal judiciaire de Bordeaux avait partiellement accueilli les demandes indemnitaires, retenant la responsabilité du conseiller, mais avait écarté une partie des griefs.
La cour d’appel de Bordeaux est saisie du litige par voie d’appel interjeté en 2022, tant par les demanderesses que par les défendeurs.

La solution

La cour d’appel de Bordeaux commence par infirmer le jugement sur le point de la prescription. Contrairement à la juridiction de première instance, elle considère que les investisseuses n’ont eu une connaissance suffisamment précise de la nature et de l’ampleur de leur préjudice – et donc des faits leur permettant d’agir – qu’à l’ouverture de la procédure collective d’Aristophil, en 2015. L’action, introduite en 2018, n’était donc pas prescrite :

  • « C’est […] à la date de la réalisation de leur dommage, soit le jour où elles ont pris connaissance […] que le placement ne produirait pas les bénéfices et rendements escomptés, que [les demanderesses] ont connu les faits leur permettant d’agir » (§17).

Ce raisonnement s’inscrit dans la ligne de plusieurs décisions récentes dans le même contentieux Aristophil, comme l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 24 avril 2024 (n° 23/06684), ou encore celui de Toulouse du 26 mars 2024 (n° 21/01610), qui confirment que la connaissance du dommage ne se résume pas à la signature du contrat, mais suppose une révélation effective de la perte ou du risque.

Sur le fond, la cour ne retient la responsabilité du CGP que dans une des deux relations invoquées, la seconde investisseuse n’étant pas parvenue à établir que le conseiller qui l’avait orientée agissait pour le compte de la Compagnie financière.

C’est donc à propos de l’unique relation établie que la cour examine la responsabilité du professionnel. Elle indique au paragraphe 44 :

  • « Il pèse sur le conseiller en gestion de patrimoine une obligation d’informer et conseiller son client sur les investissements qu’il lui propose. Il doit notamment l’informer du rendement et des risques de manière expresse, au stade pré-contractuel, en lui remettant une notice précise comportant ces différents points, le cas échéant comportant des exemples précis d’investissements et de rendements. »

Cette formulation, spécifique à l’arrêt de Bordeaux, met l’accent sur la clarté de l’information remise, et sur la remise effective d’une notice adaptée. Elle rejoint, sur le fond, d’autres formulations dégagées récemment par les cours d’appel de Dijon (21 nov. 2024, n° 24/00267) ou de Paris (15 oct. 2024, n° 21/06307), selon lesquelles :

  • « Il appartient au conseiller en gestion de patrimoine, tenu d’un devoir d’information et de conseil, de se renseigner sur le produit proposé, d’en mesurer les risques, et d’évaluer l’adéquation du placement au profil de son client. »

À partir de cette obligation, la cour identifie plusieurs manquements précis :

Le conseiller n’a fourni aucune information personnalisée sur les caractéristiques du produit, ni sur ses risques spécifiques. Aucun élément ne permet d’établir que la cliente ait été informée de l’aléa majeur lié à l’opération, notamment le risque de perte en capital, pourtant « équivalent au montant de son investissement » (§45). Cette insuffisance rejoint les constats formulés à Paris (15 oct. 2024, n° 21/06307), où le défaut d’explication du mécanisme économique de l’opération avait conduit à retenir la faute du CGP.

La fameuse fiche « connaissance client » n’apporte aucune garantie. Elle est lacunaire, dépourvue de toute mention sur l’appétence au risque ou les objectifs réels de l’investisseuse. La seule annotation manuscrite – la cliente « confirme avoir suivi les préconisations du conseiller » – est jugée inopérante (§46). Même appréciation dans l’arrêt de Nancy du 18 mars 2024 (n° 22/02014), où la cour avait relevé que « l’information générique ne suffit pas à démontrer la compréhension du client ».

Le CGP n’a pas alerté sur le défaut de liquidité du placement, ni sur l’absence de marché secondaire réel, alors même que le rachat dépendait exclusivement de la société émettrice – Aristophil – dans un cadre juridique incertain. Cette absence d’alerte est régulièrement sanctionnée, comme l’a confirmé la cour d’appel de Riom (15 mai 2024, n° 23/00269), en présence d’un produit sans aucun mécanisme de revente sécurisé.

– Enfin, le conseiller n’a pas tenu compte des mises en garde sectorielles. Pourtant, l’AMF publiait dès 2012 des alertes explicites sur ce type de produits. La cour estime que tout professionnel « un tant soit peu informé » devait les connaître et en tirer les conséquences dans sa pratique.

Mais la cour prend aussi soin d’en tracer les limites. Elle précise au paragraphe 39 :

  • « S’il n’est pas contesté que le conseiller en gestion de patrimoine est tenu d’un devoir d’information et de conseil concernant le mécanisme global de l’opération d’investissement, il n’est pas tenu d’une obligation de sur-information des clients concernant les termes clairs et intelligibles du contrat pour un client maîtrisant normalement la langue française. »

Ce rappel évite que l’on exige du CGP une relecture systématique des documents contractuels dès lors que ceux-ci sont suffisamment clairs. Le devoir de conseil ne devient pas un devoir de paraphrase.

La cour prend soin de souligner que le devoir du CGP ne se réduit pas à remettre une documentation contractuelle intelligible – ce qui était le cas ici pour la clause de rachat – mais qu’il suppose un effort d’explication, d’individualisation et de vigilance, surtout lorsqu’il s’agit de produits atypiques. Une exigence réaffirmée à plusieurs reprises par la Cour de cassation elle-même, notamment dans son arrêt du 24 janvier 2024 (n° 22-10.492).

Sur le lien de causalité, la cour applique une jurisprudence constante : le manquement du professionnel emporte une perte de chance de ne pas contracter. Mais elle constate que la demanderesse n’apporte pas la preuve des pertes effectivement subies, ce qui empêche d’évaluer la perte de chance :

  • « Mme [X] […] échoue à établir la preuve de la perte en capital qu’elle subit, qui seule aurait permis à la cour d’arrêter son préjudice en termes de perte de chance de ne pas conclure » (§56).

Elle est donc déboutée de ses demandes indemnitaires.
Le CGP échappe à toute condamnation, non pour avoir correctement rempli ses obligations, mais parce que le préjudice n’a pas été suffisamment démontré.

Cet arrêt confirme que l’exigence probatoire pèse aussi sur le client, même lorsque les manquements du professionnel sont établis.
Il s’aligne en cela sur les décisions de la cour de Paris du 8 janvier 2024 (n° 22/19751) et de la cour de cassation du 20 décembre 2023 (n° 22-10.498), qui rappellent que faute de dommage chiffré, la faute reste sans effet indemnitaire.

En pratique

Ce que la jurisprudence attend du conseiller en gestion de patrimoine, ce n’est pas qu’il anticipe tout, ni qu’il garantisse les rendements. C’est qu’il soit professionnel. Que ses conseils soient fondés, personnalisés, documentés. Que ses alertes soient formulées. Que ses dossiers tiennent la route.
Ce n’est pas un fardeau. C’est une ligne de conduite. Et une protection, pour lui comme pour son client.

Le CGP qui trace les profils, justifie ses choix, remet une documentation adaptée, et sait reformuler les risques en fonction de la situation de son client, n’a pas à craindre les contentieux. Mieux : il en protège son client. Il fait son métier. Il le fait bien.
L’arrêt de Bordeaux, comme bien d’autres, montre qu’en cas de litige, la question ne sera pas tant : « le produit était-il toxique ? » – mais : « avez-vous fait votre part ? »
C’est dans cette rigueur que se trouve la meilleure défense. Et la meilleure pratique.

* CA Bordeaux, 1re ch. civ., 1er avr. 2025, n° 22/04615.